Introduction: les charactéristiques d'Elie
Le prophète du jugement
Le ministère d’Elie est marqué, du début à la fin, par les condamnations verbales et les exécutions physiques. Elie annonce la sécheresse (1 R 17.1), l’anéantissement de la dynastie d’Achab (1 R 21.20-26) et la mort d’Ahazia (2 R 1.4) ; il fait égorger les prophètes de Baal (1 R 18.40) et commande au ciel d’envoyer le feu détruire les soldats d’Ahazia (2 R 1.10, 12). Elie est par excellence le prophète du jugement.
Le narrateur met en relief cette dimension du jugement de multiples manières. Un survol des huit chapitres rattachés à Elie permet de souligner cette omniprésence du lien entre Elie et le jugement.
Pour commencer, la première parole qui sort de la bouche d’Elie est un jugement : « L'Eternel est vivant, le Dieu d'Israël, dont je suis le serviteur ! il n'y aura ces années-ci ni rosée ni pluie, sinon à ma parole » (1 R 17.1). La parole est soudaine et définitive. Le narrateur ne prend même pas le temps d’introduire correctement Elie, puisque le nom de son père n’est pas mentionné (fait rare dans la littérature sémitique) et que l’information sur son origine reste vague : « Elie, le Thischbite, l'un des habitants de Galaad ». Cette absence d’informations sur l’arrière-plan du prophète permet au lecteur de se concentrer sur la caractéristique fondamentale d’Elie : son ministère de jugement.
L’intervention du prophète n’est pas non plus précédée par un mandat divin. Ce fait mérite d’être relevé, d’autant plus que la parole divine apparaît au verset suivant, lorsque Elie reçoit l’ordre de fuir la colère du roi. Ainsi, la parole de jugement est rattachée directement à Elie et non à Dieu. Certes, la suite du récit démontre que l’intervention du prophète est approuvée par Dieu puisque la prophétie s’accomplit. Néanmoins, le doute temporaire que le lecteur aurait pu avoir sur la légitimité de l’intervention d’Elie ne gêne pas le narrateur qui, par sa manière de conter les faits, rattache davantage la parole de jugement à Elie qu’à Dieu. L’auteur inspiré veut montrer qu’Elie est préoccupé par le jugement, alors que Dieu se soucie du salut, en l’occurrence de la survie du prophète. Cette façon de conter les choses est conforme à tous les événements du cycle d’Elie : Dieu s’y révèle comme le Dieu de grâce et Elie comme le prophète du jugement.
Certains récits montrent qu’Elie avait une réputation de prophète de jugement auprès de ses contemporains. Ainsi, lorsque ceux-ci sont confrontés à une difficulté en présence du prophète, ils pensent immédiatement au jugement divin. La veuve de Sarepta pense à son péché lorsque son fils décède : « Qu'y a-t-il entre moi et toi, homme de Dieu ? Es-tu venu chez moi pour rappeler le souvenir de mon iniquité, et pour faire mourir mon fils ? » (1 R 17.18). De même Abdias, serviteur du roi, s’interroge sur son péché quand Elie lui demande d’annoncer sa présence à Achab : « Quel péché ai-je commis, pour que tu livres ton serviteur entre les mains d'Achab, qui me fera mourir ? » (1 R 18.9). Le serviteur pense qu’Elie s’éclipsera avant l’arrivée d’Achab et que le roi le punira pour n’avoir pas arrêté Elie. Abdias se lance alors dans une longue apologie, pour justifier son comportement à la cour. N’a-t-il pas sauvé des prophètes au péril de sa vie : « Ton serviteur craint l'Eternel dès sa jeunesse. N'a-t-on pas dit à mon seigneur ce que j'ai fait quand Jézabel tua les prophètes de l'Eternel ? J'ai caché cent prophètes de l'Eternel, cinquante par cinquante dans une caverne, et je les ai nourris de pain et d'eau » (1 R 18.12-13).
L’attitude d’Elie face au retour de la pluie est significative. Chargé d’annoncer la fin du jugement, Elie semble en repousser l’échéance. Entre la promesse divine de la pluie (1 R 18.1) et son retour effectif (1 R 18.45), le narrateur inclut quarante-quatre versets dans lesquels il décrit les préparatifs d’Elie pour susciter une rencontre publique avec les prophètes de Baal (1 R 18.3-19), ainsi que la confrontation sur le mont Carmel (1 R 18.20-40). Pourtant, la parole divine ne mentionne pas une telle rencontre. Pourquoi Elie tient-il à défier les prophètes de Baal ? Elie semble ne pas vouloir le retour de la pluie (signe de la grâce divine) sans avoir donné, au préalable, une leçon sur la souveraineté divine et avoir puni les principaux coupables. La descente du feu convainc le peuple que l’Eternel est le seul Dieu et que Baal n’est qu’une idole sans pouvoir. Quant à la mort des quatre cent cinquante prophètes de Baal, elle rétablit la justice. Le narrateur dit qu’Elie fit saisir les prophètes de Baal et les fit descendre au torrent de Qichôn, « où il les égorgea » (1 R 18.40). Il est possible qu’Elie n’ait pas tué lui-même tous les hommes, vu leur nombre élevé, mais qu’il ait reçu l’assistance de certaines personnes. Cependant, le narrateur laisse le verbe égorger au singulier pour mieux souligner la responsabilité d’Elie.
La venue de la pluie nécessite une prière d’Elie (1 R 18.42-44). Ce qui étonne, c’est la difficulté d’obtenir la pluie, puisque le prophète doit prier longtemps (il renvoie son serviteur sept fois). Le contraste avec les situations antérieures est manifeste. Alors que l’arrêt de la pluie (signe du jugement divin) semble s’être réalisé sans prière, et que le feu céleste (autre signe du jugement divin) est venu dès la première requête d’Elie, la venue de la pluie (signe de la grâce divine) nécessite une prière prolongée. Cela est d’autant plus surprenant que la pluie avait été promise par Dieu (1 R 18.1), alors qu’aucun mandat divin n’est mentionné ni en rapport avec l’arrêt de la pluie, ni en rapport avec le défi du mont Carmel. Ainsi, Elie semble peiner dans le domaine de la grâce, alors qu’il excelle dans le domaine du jugement.
Pour Elie, le retour de la pluie n’est pas signe de pardon divin envers Achab. Le prophète refuse de monter sur le char royal pour se rendre à Jizréel, car il ne se sent pas en communion avec le roi. Certes, Elie accompagne Achab à Jizréel, mais ce n’est pas pour y établir son logement et reprendre sa place parmi le peuple, mais pour encourager le roi à poursuivre la réforme religieuse entamée au Carmel. Elie préfère parcourir à pied une trentaine de kilomètres, plutôt que de donner au roi un signe de communion. Aucune association n’est envisageable tant que les compromis religieux et l’injustice règnent dans le pays. Elie semble tellement impatient de voir la justice s’accomplir à Jizréel qu’il y précède même Achab. Il veut être aux avant-postes pour assister et encourager le roi dans ses réformes.
L’espoir d’Elie tourne court, car Achab ne prend aucune mesure, mais informe simplement la reine des derniers événements. Celle-ci promet à son tour de faire « justice » et de tuer Elie (1 R 19.1-2). Ce dernier s’enfuit dépité, au point de ne plus vouloir vivre. Le prophète du jugement réalise que tout espoir de justice et de réforme s’est effondré, car avec Jézabel au pouvoir, la nation retombera rapidement dans l’idolâtrie dont elle venait à peine de sortir. Le prophète du jugement perd toute raison de vivre devant l’inefficacité de son ministère. « Je ne suis pas meilleur que mes pères » (1 R 19.4) dit-il, pour indiquer son incapacité à réformer Israël.
A Horeb, Elie exprime son désarroi. Quel avenir pour le prophète du jugement resté seul et abandonné de tous ? Elie semble reprocher à Dieu sa passivité dans le domaine de la justice. Pourquoi Dieu n’intervient-il pas plus sévèrement pour juger les méchants ? L’Eternel lui répond en langage voilé : il n’est ni dans le grand vent, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans un son doux et subtil (1 R 19.11-12). Le projet fondamental de Dieu n’est pas dans la force (c'est-à-dire le jugement), mais dans la douceur (c'est-à-dire la grâce). Elie semble avoir des difficultés à comprendre le message puisqu’il répète littéralement les mêmes paroles avant et après la révélation (1 R 19.10, 14). Le prophète du jugement peine manifestement avec la grâce.
A partir de là, Elie semble être mis sur la touche, puisqu’il doit oindre trois hommes qui achèveront son ministère : Hazaël, futur roi de Syrie, Jéhu, futur roi d’Israël, et Elisée, futur prophète de l’Eternel (1 R 19.15-18). Pourtant, on aurait tort de voir ces onctions comme une critique de l’Eternel envers Elie, ou envers son ministère de jugement, car le ministère des trois hommes consistera justement à punir les pécheurs en Israël.
Il n’en reste pas moins qu’à partir de 1 R 20, Elie tombe dans l’oubli pour un temps, le temps pour Dieu de manifester encore une fois sa grâce à Israël et à Achab. Devant l’agression militaire syrienne, Dieu a compassion de son peuple et promet, par deux fois, la délivrance (1 R 20.13, 28). Il conduit Israël à la victoire en communiquant des indications précises sur la stratégie à suivre (1 R 20.14, 22). Pour annoncer cette grâce et conduire le roi à la victoire, un prophète inconnu est choisi. En effet, Elie convient mal pour une telle tâche, car son ministère est lié au jugement, mais aussi parce que Achab n’aurait pas cru un message d’espérance sorti de la bouche d’Elie.
Après la seconde victoire militaire, et suite à un nouveau péché d’Achab, un autre prophète inconnu est choisi pour annoncer le jugement à Achab (1 R 20.35-43). Elie est une nouvelle fois tenu à l’écart, peut-être parce que le prophète inconnu devait tromper le roi par un déguisement partiel, ce qu’Elie aurait difficilement pu réaliser, étant trop connu du roi.
A l’occasion de l’affaire Naboth, Elie réapparaît un bref instant, le temps de condamner le roi pour sa participation au meurtre d’un juste. L’Eternel demande à Elie d’annoncer au roi une mort déshonorante : « Au lieu même où les chiens ont léché le sang de Naboth, les chiens lécheront aussi ton propre sang » (1 R 21.19). Elie s’exécute, mais ses paroles dépassent en dureté celles de l’Eternel :
« Je t'ai trouvé, parce que tu t'es vendu pour faire ce qui est mal aux yeux de l'Eternel. Voici, je vais faire venir le malheur sur toi ; je te balaierai, j'exterminerai quiconque appartient à Achab, celui qui est esclave et celui qui est libre en Israël, et je rendrai ta maison semblable à la maison de Jéroboam, fils de Nebath, et à la maison de Baescha, fils d'Achija, parce que tu m'as irrité et que tu as fait pécher Israël. L'Eternel parle aussi sur Jézabel, et il dit : Les chiens mangeront Jézabel près du rempart de Jizréel. Celui de la maison d'Achab qui mourra dans la ville sera mangé par les chiens, et celui qui mourra dans les champs sera mangé par les oiseaux du ciel. Il n'y a eu personne qui se soit vendu comme Achab pour faire ce qui est mal aux yeux de l'Eternel, et Jézabel, sa femme, l'y excitait. Il a agi de la manière la plus abominable, en allant après les idoles, comme le faisaient les Amoréens, que l'Eternel chassa devant les enfants d'Israël » (1 R 21.20-26).
Selon Elie, le malheur ne frappera pas seulement Achab, mais toute sa maison. Le narrateur donne une nouvelle fois l’impression qu’Elie est plus sévère dans sa condamnation que l’Eternel, puisque les paroles d’Elie semblent aller plus loin que celles de l’Eternel. Néanmoins, il serait imprudent d’être trop critique à l’égard d’Elie, puisque sa prophétie s’accomplit à la lettre (2 R 9.23-10.27). Il vaut mieux comprendre les paroles du prophète comme un développement inspiré de la volonté divine, à moins de voir dans les paroles de l’Eternel exprimées au verset 19 un résumé de ce que l’Eternel lui a réellement dit. Quoi qu’il en soit, le narrateur utilise à nouveau la technique littéraire de l’omission (partielle dans ce cas) pour faire ressortir le contraste entre Elie et Dieu, et souligner le ministère de jugement du prophète.
Contre toute attente, « après avoir entendu les paroles d'Elie, Achab déchira ses vêtements, il mit un sac sur son corps et jeûna » (1 R 21.27). Achab se repent pour la première fois. L’Eternel, touché par ce geste, atténue partiellement la sentence et en informe Elie : « As-tu vu comment Achab s'est humilié devant moi ? Parce qu'il s'est humilié devant moi, je ne ferai pas venir le malheur pendant sa vie ; ce sera pendant la vie de son fils que je ferai venir le malheur sur sa maison » (1 R 21.29). Le narrateur termine son récit sur ces paroles de l’Eternel, sans indiquer la moindre intention d’Elie de transmettre à Achab cette bonne nouvelle ! Une fois de plus, l’auteur suggère, par sa manière de conter les choses, qu’Elie est peu sensible à la grâce, ou en tout cas moins sensible que l’Eternel.
Le chapitre 22 rapporte la mort d’Achab. Elie est absent du récit pour une raison pratique (seul Michée pouvait être trouvé parmi les prophètes de l’Eternel), mais aussi parce qu’une nouvelle fois le ministère prophétique est teinté de grâce. Certes, la grâce est discrète, car Michée annonce en priorité la mort d’Achab. Mais en informant le roi de l’issue réelle du combat, Michée offre une dernière chance à Achab de se repentir. Au lieu de cela, le roi n’écoute la prophétie que pour chercher à la contourner et à l’exploiter à son avantage.
Le premier chapitre de 2 Rois présente le ministère de jugement d’Elie dans sa plus grande intensité. L’Eternel mandate Elie une dernière fois pour annoncer une parole de jugement (2 R 1.3-4). Le narrateur conte le récit de manière à souligner la transmission littérale du message, puisque les émissaires du roi, puis Elie, répètent textuellement le message de l’Eternel (2 R 1.6, 16). Cette triple répétition du message divin, que le narrateur n’était pas obligé de donner (il aurait simplement pu dire qu’Elie et les émissaires avaient transmis, en tous points, le message entendu), donne l’impression qu’Elie est vraiment au diapason de Dieu. La répétition montre aussi que le jugement de Dieu est irrévocable, en effet, dans la pensée sémitique, la répétition exprime la certitude.
La surprise, dans ce récit, vient du feu céleste envoyé par Elie sur deux groupes de soldats venus l’arrêter. Ce jugement paraît excessif, surtout en comparaison avec les situations antérieures, où des péchés plus graves étaient faiblement sanctionnés. Critiquer Elie semble une nouvelle fois difficile, puisque le double jugement implique un miracle de Dieu. Néanmoins, comme pour les autres récits, le narrateur suggère un écart entre la justice d’Elie et celle demandée par Dieu (mais cette fois, les jugements attribués à Dieu ou au prophète sont plus intenses).
Le thème du jugement est absent de l’ascension d’Elie (2 R 2.1-14), car ce récit appartient déjà au cycle d’Elisée, prophète de la grâce. En effet, l’attention principale du narrateur porte sur la transmission du ministère prophétique, et non pas sur l’enlèvement d’Elie.
Elisée est le seul homme à ne pas appréhender un contact avec le prophète du jugement. En fait, Elisée recherche la proximité d’Elie, car il sait que ce n’est pas Elie qui est synonyme de mort, mais le péché. Pour Elisée, la présence d’Elie est synonyme de vie. Pour avoir insisté à suivre Elie juste avant son enlèvement, celui-ci lui offre de satisfaire le désir de son cœur. Quand Elisée l’exprime, Elie lui dit qu’il le recevra dans la mesure où il le verra partir, obligeant Elisée à rester avec lui jusqu’au bout.
Notons encore la condamnation écrite, mentionnée dans le livre des Chroniques, envoyée par Elie à Yoram, roi de Juda, fils et successeur de Josaphat.
« Il vint à Yoram un écrit du prophète Elie, disant : Ainsi parle l'Eternel, le Dieu de David, ton père : Parce que tu n'as pas marché dans les voies de Josaphat, ton père, et dans les voies d'Asa, roi de Juda, mais que tu as marché dans la voie des rois d'Israël; parce que tu as entraîné à la prostitution Juda et les habitants de Jérusalem, comme l'a fait la maison d'Achab à l'égard d'Israël; et parce que tu as fait mourir tes frères, meilleurs que toi, la maison même de ton père; – voici, l'Eternel frappera ton peuple d'une grande plaie, tes fils, tes femmes, et tout ce qui t'appartient; et toi, il te frappera d'une maladie violente, d'une maladie d'entrailles, qui augmentera de jour en jour jusqu'à ce que tes entrailles sortent par la force du mal » (2 Ch 21.12-15).
Le prophète solitaire
La deuxième caractéristique d’Elie découle partiellement de la première. Tout ministère de jugement entraîne une certaine solitude, mais la situation d’Elie est extrême, car le règne d’Achab est des plus pervers. Il est dit d’Achab « qu’il fit ce qui est mal aux yeux de l'Eternel, plus que tous ceux qui avaient été avant lui » (1 R 16.30) et Jézabel tue systématiquement tous les prophètes. Dans un tel cadre, un ministère de jugement est extrêmement périlleux et ne peut se vivre qu’en marge de la société.
La solitude d’Elie s’explique donc par le contexte de son ministère, mais elle ne se limite pas à cela. Elie est le type même de l’homme solitaire. Du début à la fin de son ministère, il est « isolé », même lorsqu’il est en bonne compagnie. Le narrateur se charge de relever ce point chaque fois qu’il le peut.
La première apparition d’Elie est soudaine (1 R 17.1). Comme nous l’avons relevé, le narrateur ne mentionne aucun mandat de l’Eternel, réduisant ainsi la présentation du prophète à sa plus simple expression. Elie ressemble à une comète qui apparaît l’espace d’un instant, sans crier gare, puis disparaît avant que les gens réalisent toute la portée de ses paroles.
Sitôt le message prononcé, Dieu conseille à Elie de s’éloigner du monarque et d’aller se réfugier dans une région désertique (le torrent de Kerith), où Elie a pour seuls compagnons des corbeaux, qui le ravitaillent deux fois par jour (1 R 17.2-6).
Quand l’eau du torrent tarit, Dieu le dirige à l’étranger, au nord d’Israël (1 R 17.9). Pour la seule fois de son ministère, Elie peut séjourner avec des êtres humains, mais sa famille d’accueil est limitée à deux personnes : une veuve et son fils. La femme semble elle-même isolée de la société puisque, sans ressources, elle ne peut compter sur personne. Dès l’arrivée du prophète, le miracle de l’huile et de la farine permet aux trois personnes de vivre en autarcie (1 R 17.13-16).
Relevons encore qu’Elie semble isolé, même de cette famille. Il prend ses repas seul (en tout cas le premier), puisqu’il dit à la veuve : « Prépare-moi d'abord avec cela (l’huile et la farine qu’elle possède) un petit gâteau, et tu me l'apporteras ; tu en feras ensuite pour toi et pour ton fils» (1 R 17.13). Il vit dans une annexe de la maison, la chambre haute, une pièce située sur le toit, accessible par un escalier extérieur. Lorsque Elie intercède pour l’enfant décédé, il commence par l’isoler, en le montant dans sa chambre, pour être seul avec lui (1 R 17.19).
Après trois années de vie fugitive, lorsque Abdias rencontre Elie, le serviteur d’Achab reconnaît le caractère insaisissable du prophète : « Lorsque je t'aurai quitté, l'esprit de l'Eternel te transportera je ne sais où » (1 R 18.12). Le contact avec Abdias est bref. Le serviteur d’Achab pense qu’Elie le connaît mal et ignore les services rendus aux fidèles.
Sur le mont Carmel, lorsque Elie se présente enfin en public, il s’empresse de souligner son isolement : « Elie dit au peuple : Je suis resté seul des prophètes de l'Eternel, et il y a quatre cent cinquante prophètes de Baal » (1 R 18.22). Sitôt la confrontation terminée, Elie se retire pour prier l’Eternel d’envoyer la pluie. Un seul homme est autorisé à l’accompagner, son serviteur, non pour s’associer à l’intercession, mais pour servir d’observateur. A sept reprises, Elie le renvoie à son poste. Le dialogue se limite aux expressions les plus réduites : le serviteur adresse seulement deux mots à Elie pour lui dire que rien n’a changé dans le ciel (littéralement il dit : « non rien ») et Elie lui répond par un seul mot : « Retourne » (1 R 18.41-44).
Lorsqu’il faut accompagner Achab à Jizréel, Elie refuse de monter sur le char d’Achab et préfère courir devant le roi, du Carmel à Jizréel, sous une pluie torrentielle. Puisque le roi n’a pas manifesté de repentir, le prophète évite tout signe de rapprochement (1 R 18.44-46).
Le séjour dans la cité d’Achab est des plus courts (moins de vingt-quatre heures). Devant les menaces de Jézabel, Elie doit fuir, une fois de plus, pour sauver sa vie (1 R 19.1-3). Il se retire à l’extrémité sud du pays, dans le désert. Son unique compagnon de voyage est renvoyé et Elie, déprimé, est plus seul que jamais.
L’ange de l’Eternel fait deux brèves apparitions pour nourrir le prophète (1 R 19.5-8). Les aliments rappellent la farine et l’huile de la veuve, non par leur caractère inépuisable, mais par les forces illimitées données au prophète, le rendant à nouveau autonome et indépendant de toute aide humaine. Ainsi, Elie reçoit la force de marcher quarante jours et quarante nuits !
Seul sur le mont Horeb (appelé aussi mont Sinaï), Elie rencontre Dieu, comme Moïse sept siècles plus tôt. Le grand législateur avait aussi rencontré l’Eternel dans un face à face (le peuple était resté au bas de la montagne et n’osait même pas approcher, sous peine de mort : Ex 19.12). Elie exprime, à deux reprises, son désespoir et sa solitude : « Les enfants d'Israël ont tué par l'épée tes prophètes ; je suis resté, moi seul, et ils cherchent à m'ôter la vie » (1 R 19.10, 14). Dieu encourage le prophète en lui annonçant que trois hommes poursuivront son ministère, mais ces hommes ne seront pas pour autant des compagnons. Deux d’entre eux seront des rois, l’un étant même un étranger et un ennemi d’Israël. Quant à Elisée, il est présenté comme successeur d’Elie plutôt que comme compagnon (1 R 19.16). En outre, dès qu’il aura reçu l’onction, Elisée demande l’autorisation de se retirer pour rejoindre une dernière fois sa famille, laissant Elie seul, une fois de plus (1 R 19.20). Elisée n’est plus mentionné dans les quatre chapitres suivants, au point de se faire oublier par le lecteur, et il ne réapparaît que lors du départ d’Elie.
Elie est absent des deux chapitres consacrés aux conflits militaires avec les Syriens (1 R 20 ; 22), le prophète de la solitude ne pouvant s’engager avec le peuple et l’armée. En lieu et place interviennent des prophètes anonymes (1 R 20) et Michée, fils de Yimla (1 R 22.8). Ces prophètes ne semblent avoir aucun lien avec Elie. Lorsque Josaphat, roi de Juda, désire consulter l’Eternel avant de porter le siège contre Ramoth, Achab semble avoir oublié jusqu’à l’existence d’Elie, puisqu’il répond que le seul prophète disponible est Michée (1 R 22.8).
Elie fait encore deux brèves apparitions, une durant le règne d’Achab (1 R 21.17-29) et l’autre durant celui d’Ahazia (2 R 1), pour annoncer aux rois le jugement de l’Eternel. Dans les deux cas, le contact avec le roi est restreint au minimum. Achab est rencontré en privé et à l’improviste, dans le champ de Naboth. Quant à Ahazia, il ne voit même pas le prophète, mais reçoit la parole de condamnation par l’intermédiaire des serviteurs royaux. Elie les rencontre à l’extérieur de la ville (ils sont en chemin pour consulter le dieu d’Ekron), sans même se donner la peine de s’identifier, et ce n’est que grâce à ses habits (peut-être aussi à la nature du message) que le roi peut reconnaître l’auteur de la déclaration (2 R 1.7-8).
Quand Ahazia veut arrêter Elie, celui-ci, pour une fois, est trouvé sans difficulté, et même à trois reprises (2 R 1.9-15). Malgré cela, le prophète reste plus inabordable que jamais. Les deux premiers groupes de soldats ne peuvent s’approcher qu’à portée de voix, puis devant leurs intentions meurtrières (c’est la seule manière de comprendre les paroles de malédiction prononcées par le prophète acculé vraisemblablement à la légitime défense), ils sont tués. Le troisième groupe échappe au jugement grâce à l’attitude respectueuse du chef envers Elie. Encouragé par l’Eternel, Elie accepte alors d’accompagner ce responsable, mais le voyage en commun est conté en quelques mots, comme pour mieux souligner la brièveté du contact (« Elie se leva et descendit avec lui vers le roi »). Arrivé sur place, Elie se contente de répéter son message de condamnation.
Dans le dernier récit (l’ascension), Elie exprime son désir de rester seul (2 R 2.1-6). A trois reprises, il envoie Elisée loin de lui, mais chaque fois, ce dernier reste attaché à son maître. Les fils des prophètes de Béthel et de Jéricho, pourtant informés du départ imminent d’Elie, ne lui adressent aucune parole. Par contre, ils dialoguent avec Elisée au sujet d’Elie. Après l’ascension de ce dernier, ces mêmes hommes cherchent en vain son corps. Ainsi Elie, mal connu dans ses origines, insaisissable pendant son ministère, disparaît sans laisser la moindre trace.
Une vie insolite
A la vie solitaire d’Elie, il faut ajouter le caractère insolite de la vie du prophète. Elie n’est pas seulement un homme isolé de ses contemporains, mais un être hors du commun. La résurrection d’un homme (1 R 17.21-22) n’est répétée qu’une fois sous l’ancienne alliance (résurrection du fils de la Sunamite par Elisée : 2 R 4.34-35). Le feu divin qui s’abat sur les ennemis du prophète est exceptionnel, voire unique (2 R 1.10, 12) ; seuls la terre qui avale les ennemis de Moïse ou les ours qui déchirent les adolescents méprisant Elisée s’en rapprochent (Nb 16.28-32 ; 2 R 2.24). La démonstration publique du mont Carmel rappelle éventuellement la confrontation entre Moïse et les magiciens d’Egypte. Finalement, l’expérience de l’ascension n’est partagée que par Hénoc, l’antédiluvien, dont on ne sait pratiquement rien (Ge 5.24).
Des miracles privés
Il convient aussi de relever la discrétion des prodiges réalisés durant la vie du prophète. Seule la démonstration du mont Carmel fait exception.
L’absence de pluie est un signe discret. Le début d’une sécheresse passe toujours inaperçu, car l’absence de pluie pendant quelques semaines ou quelques mois est un phénomène saisonnier. Lorsque la sécheresse se prolonge et devient anormalement longue, personne ne peut, avec certitude, en imputer la cause à un événement précis.
Le miracle des corbeaux est beaucoup plus « spectaculaire » : d’une part les corbeaux n’agissent jamais ainsi (ils volent la nourriture au lieu de l’apporter) et d’autre part, le miracle se répète matin et soir, sur une longue période. Notons, cependant, qu’Elie est le seul témoin du miracle. Pour le prodige de l’huile et de la farine, il y a deux autres témoins, mais ce sont des étrangers qui vivent à l’écart. La résurrection du fils se fait à l’abri des regards. Le fils est mort et ne sait pas ce qui se passe, et la mère doit rester à l’extérieur de la pièce.
Pour l’arrivée de la pluie, un certain temps s’écoule entre le moment où Elie annonce son arrivée et les premières gouttes : en effet, Achab a le temps de manger et de boire, et Elie doit prier avec persévérance (1 R 18.41-45). Un esprit sceptique pourrait contester le lien entre l’arrivée de la pluie et la parole d’Elie (v.41). De plus, seul le serviteur d’Elie sait que son maître prie pour la venue de la pluie.
Au chapitre 19, les prodiges sont nombreux, mais ne sont vus que par Elie : apparition de l’ange, repas miraculeux, phénomènes physiques au mont Horeb. Plus tard, lorsque le feu descend du ciel sur les hommes, les témoins sont tués (2 R 1). Finalement, l’ascension d’Elie n’est vue que par Elisée, les fils des prophètes n’ayant d’autre preuve que la disparition du corps.
Notons aussi que souvent les révélations divines confiées à Elie ne sont pas communiquées à autrui. Des trois hommes appelés à recevoir une onction pour poursuivre le ministère d’Elie (et donc à être partiellement informés de l’avenir), seul Elisée est contacté. Quand Dieu informe Elie du report du jugement d’Achab (1 R 21.27-29), le prophète n’en informe pas le premier intéressé (Achab).
Le seul signe vraiment public d’Elie est lié à la confrontation au mont Carmel. Il convient cependant de préciser que ce signe est aussi bref que l’éclair. Quant à la traversée du Jourdain, elle est, certes, vue par les fils des prophètes, mais ce miracle a pour but premier d’authentifier Elisée, qui pourra agir comme son maître (2 R 2.8, 14). Ce miracle est donc étroitement lié à Elisée dont les miracles sont d’ordre public, contrairement à ceux d’Elie.
Cette discrétion des signes d’Elie fait bien sûr réfléchir. Pourquoi Dieu a-t-il réalisé ces signes, et pour qui ? Une explication sera proposée plus loin.
Le temps qui s’écoule
Le temps est une notion fondamentale du cycle d’Elie. Les événements s’étendent dans la durée. En particulier, les desseins de Dieu sont liés au temps, un temps qui s’écoule, qui s’allonge, qui paraît interminable.
Elie débute son ministère par l’annonce d’une sécheresse, un jugement lent et progressif. Il prophétise la sécheresse, mais n’en précise pas la durée : « Il n'y aura ces années-ci ni rosée ni pluie, sinon à ma parole » (1 R 17.1). S’agit-il d’une courte, d’une moyenne ou d’une longue sécheresse ? La durée en reste indéterminée pour les hommes. C’est le prophète qui en fixera le terme par sa parole.
Sitôt l’annonce faite, Dieu envoie Elie dans une région désertique. L’Eternel lui promet de pourvoir à ses besoins et l’informe des moyens prévus (des corbeaux le nourriront), mais il ne fournit aucune indication quant à la durée du miracle. La nourriture est apportée au compte-gouttes : les oiseaux viennent le matin, puis le soir. Chaque fois, les aliments suffisent pour un repas, mais aucune réserve ne peut être constituée. Quant à l’eau, Elie la voit diminuer progressivement, mais ne sait pas combien de temps elle coulera encore, combien de temps elle étanchera sa soif. Ce n’est que lorsque le torrent est à sec que Dieu informe Elie de la prochaine étape : le prophète doit se rendre auprès d’une veuve étrangère, à Sarepta au nord d’Israël.
Par le miracle de l’huile et de la farine, Dieu subvient aux besoins du prophète et de sa famille d’accueil. A nouveau, le miracle est quotidien. Chaque fois qu’un repas est nécessaire, l’huile et la farine « s’allongent ». Pas moyen de constituer des réserves. La seule assurance matérielle est que le prochain repas est assuré (un léger mieux par rapport à la situation antérieure). L’avenir repose en fait sur une promesse de l’Eternel : « La farine qui est dans le pot ne manquera point et l'huile qui est dans la cruche ne diminuera point, jusqu'au jour où l'Eternel fera tomber de la pluie sur la face du sol » (1 R 17.14). Le dernier miracle du chapitre 17 prend du temps, lui aussi. Elie doit se coucher trois fois de tout son long sur l’enfant décédé pour lui redonner vie (1 R 17.21-22).
Au chapitre suivant, Dieu ordonne à Elie de rencontrer le roi : « Va, présente-toi devant Achab, et je ferai tomber de la pluie sur la face du sol » (1 R 18.1). Le lecteur apprend enfin la durée de la sécheresse (environ trois ans), et pour appuyer l’aspect interminable du phénomène, le narrateur précise que « bien des jours s’écoulèrent ». La pluie est donc annoncée (1 R 18.1), mais elle n’apparaîtra que quarante-quatre versets plus loin (1 R 18.45) ! Les choses ne sont pas si simples, car Elie se sent obligé de susciter une confrontation publique au mont Carmel. Pour commencer, il faut rencontrer Achab et cela prend du temps. Elie doit contacter Abdias, le serviteur du roi, lequel raconte par le menu ses bonnes œuvres. Le narrateur fournit maints détails, répétant parfois même les informations (v.7 et v.13). La technique du retardement est pleinement exploitée (à savoir qu’un événement attendu n’est pas tout de suite décrit). Par ce biais, le narrateur prolonge le suspense, tout en accentuant la notion du temps qui s’écoule. La venue elle-même de la pluie nécessite une longue prière. A six reprises, rien ne se passe, et c’est seulement lors de la septième qu’intervient un minuscule changement, le serviteur observant un nuage « comme la paume d’une main » (1 R 18.44).
Le revirement du peuple, la mort de tous les prophètes de Baal et la venue de la pluie suscitent tous les espoirs. Le retour à Dieu tant attendu semble imminent. Elie accompagne Achab à Jizréel pour voir le roi réformer le pays. Au lieu de cela, Achab ne fait qu’informer la reine de la mort des prophètes de Baal (1 R 19.1). Jézabel garde tous ses pouvoirs et menace directement Elie. Tout espoir de réforme s’envole. L’œuvre du Carmel est réduite à néant. Tout est à recommencer. Elie est abattu, à bout de forces.
Elie est nourri par un ange qui lui annonce un long voyage. La nourriture donne des forces exceptionnelles, mais Elie doit en prendre deux fois, « car le chemin est trop long pour toi » (1 R 19.7). La durée du voyage est effectivement longue, puisque le prophète doit marcher quarante jours et quarante nuits. Cette durée paraît même trop longue, puisque le trajet de Beer-Schéba à Horeb peut se faire en une douzaine de jours (cf. Dt 1.2 ; voir p. 116). Le voyage prend donc plus de temps que nécessaire ; Elie semble avancer au ralenti.
A Horeb, l’entretien avec Dieu prend du temps et ne semble pas progresser. Différents signes sont donnés, mais ne révèlent rien, puisque Dieu n’est ni dans le grand vent violent, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu. Quand Dieu se manifeste finalement, c’est d’une manière non verbale (un son doux et subtil). Elie ne semble pas comprendre, puisqu’il donne la même réponse que précédemment (v.14 ; cf. v.10).
Dieu annonce alors à Elie que le jugement tant attendu finira quand même par arriver. Mais des trois personnes désignées pour l’exécuter, aucune n’est encore en fonction. Elie doit d’abord les oindre. Or, celui par qui les jugements doivent commencer (Hazaël, futur roi de Syrie) habite à l’extrême nord, alors qu’Elie est à l’extrême sud du pays. Le voyage sera donc long, et dangereux de surcroît, puisque Elie devra traverser le royaume d’Achab et de Jézabel, où sa tête est mise à prix.
De manière surprenante, Elie ne va oindre aucun des deux rois, mais se contente d’appeler Elisée. Le jugement se trouve donc bloqué, puisque les deux personnes par qui le jugement doit commencer ne peuvent pas entrer en fonction. Elie pense peut-être qu’Elisée, son successeur, oindra les deux rois, mais Elie ne semble même pas pressé de voir Elisée le suivre, puisqu’il lui permet d’abord de retourner vers sa famille (1 R 19.20-21).
Au chapitre 20, Elie et Elisée disparaissent de la circulation bien que Dieu ait besoin de prophètes pour apporter sa parole. Des prophètes inconnus interviennent. Au lieu du jugement, Dieu étend sa grâce, une première fois, puis une seconde, une année plus tard (1 R 20.13, 22, 28). Lorsqu’un prophète inconnu doit finalement annoncer un jugement à Achab, celui-ci apprend que le roi de Syrie lui prendra la vie : « Parce que tu as laissé échapper de tes mains l'homme que j'avais dévoué par interdit, ta vie répondra de sa vie, et ton peuple de son peuple » (1 R 20.42). Ce jugement ne doit cependant pas trop inquiéter Achab, puisque l’armée syrienne vient d’être anéantie (1 R 20.29-30). Manifestement, le jugement ne s’accomplira pas dans l’immédiat.
Lors de l’affaire de Naboth, tout semble bien se passer pour Achab. Le pouvoir royal est affermi au point de permettre à la reine de faire ce que bon lui semble. Devant la pire des injustices, aucune opposition ministérielle ou juridique ne se manifeste. Seule la parole d’Elie jette le trouble. Il prophétise la disparition de la maison d’Achab, mais devant la repentance du roi, Dieu ajourne la sentence à la prochaine génération (1 R 21.29).
Avec le règne d’Ahazia, le lecteur s’attend à découvrir le jugement de Dieu sur la famille d’Achab, puisque Dieu avait annoncé que « ce sera pendant la vie de son fils que je ferai venir le malheur sur sa maison » (1 R 21.29). Il n’en est rien. Certes, Ahazia meurt rapidement, puisqu’il ne règne que deux ans, mais il est seul à mourir. La maison d’Achab reste au pouvoir. Ahazia n’ayant pas de fils, c’est un autre fils d’Achab qui monte sur le trône (Yoram). Le jugement est donc reporté une fois de plus. Il arrivera pourtant comme annoncé, puisque toute la maison d’Achab est tuée à la fin du règne d’un des fils d’Achab (cf. 2 R 9–10).
La grâce divine
La lenteur avec laquelle les choses avancent tient à la grâce divine. Cette grâce s’exprime dans le cycle d’Elie par un jugement atténué. Au lieu d’être immédiat et complet, le jugement est modéré, progressif, souvent reporté à une date ultérieure, généralement précédé par des avertissements. Des signes accompagnent aussi les paroles des prophètes pour rappeler la souveraineté divine. Dans le cycle d’Elie, la grâce divine ne s’exprime pas par la rédemption, c’est-à-dire par le rétablissement du bien, mais par l’absence du jugement. En d’autres mots, Dieu patiente et accorde aux pécheurs un temps de repentance.
La première intervention divine consiste à retenir la pluie. C’est un jugement lent et progressif. Au début, rien ne se voit, puis semaine après semaine, la situation se dégrade. Les premiers mois, les désagréments sont aisément supportables, mais après trois ans, la souffrance est généralisée. Relevons que ce jugement est étonnamment modéré par rapport à l’offense commise, Achab ayant fait « plus de mal que tous ceux qui avaient été avant lui » (1 R 16.30). Il avait épousé la perverse Jézabel, adoré Baal et édifié un temple à cette idole dans la capitale. Ainsi, « Achab fit plus encore que tous les rois d'Israël qui avaient été avant lui, pour irriter l'Eternel, le Dieu d'Israël » (1 R 16.33). La sécheresse est un jugement modéré et progressif, mais dès qu’elle devient trop intense, Dieu y met un terme. Le peuple et le roi ne se sont pourtant pas repentis. Dieu a-t-il compassion des fidèles qui souffrent avec les injustes ? Quoi qu’il en soit, le jugement est suspendu.
La grâce divine se manifeste aussi par d’autres jugements distants dans le temps :
1. Le jugement d’Achab pour son laxisme envers Ben-Hadad semble lointain, puisque la punition doit être exécutée par l’armée syrienne (1 R 20.42), qui vient d’être battue. Il faudra donc attendre la reconstitution de cette armée avant de voir la prophétie s’accomplir.
2. Lors de l’affaire de Naboth, le jugement sur la maison d’Achab est remis d’une génération, suite à la repentance du roi.
3. Ce jugement ne vient pas lors du règne du premier fils d’Achab (Ahazia), mais du second (Yoram).
4. Ce second règne est riche en événements, puisque l’auteur y consacre sept chapitres (2 R 2–8). On y trouve le ministère d’Elisée, durant lequel Dieu fait une démonstration exceptionnelle de sa grâce.
5. Quant au jugement personnel d’Ahazia pour avoir consulté des idoles (2 R 1.2), il suit l’ordre « naturel ». Elie annonce au roi qu’il ne guérira pas de son accident. Dieu laisse simplement la blessure suivre son cours.
La miséricorde divine s’exprime donc par des jugements modérés, mais aussi par l’annonce de ces jugements. Sont annoncées : la venue de la sécheresse (1 R 17.1), la défaite d’Israël devant les troupes syriennes (1 R 20.42), la fin misérable de la maison d’Achab (1 R 21.19-26), la mort du roi lors du siège de Ramoth (1 R 22.17-23), l’issue fatale de la blessure d’Ahazia (2 R 1.4, 6, 16). Dieu ne frappe pas immédiatement les rois de plaies, mais il les informe au préalable des plaies à venir. Ce faisant, Dieu accorde à Achab et à Ahazia un temps de repentance. A une seule occasion, Achab en profite, et Dieu repousse immédiatement l’échéance du jugement (1 R 21.27-28). Dans ce cadre de grâce, où le coupable est chaque fois averti avant d’être puni, on est presque étonné de voir un jugement frapper des hommes, sans préavis. C’est le cas des deux groupes de cinquante soldats venus arrêter Elie (2 R 1.10, 12).
Dieu annonce son jugement, mais il donne aussi des signes de sa souveraineté pour stimuler la foi d’Israël. L’arrêt de la pluie, puis son retour sur commande par la prière d’Elie, témoigne de la supériorité de l’Eternel sur Baal, considéré par les idolâtres comme le dieu de la pluie. La confrontation du Carmel, où le feu céleste consume l’offrande d’Elie et non celle des prophètes de Baal, démontre la même supériorité. Le salut d’Israël devant les offensives syriennes apporte la preuve de la réalité de l’Eternel (« Tu sauras que je suis l'Eternel » 1 R 20.13) et de son omnipotence (« Ainsi parle l'Eternel : Parce que les Syriens ont dit : L'Eternel est un dieu des montagnes et non un dieu des vallées, je livrerai toute cette grande multitude entre tes mains, et vous saurez que je suis l'Eternel » 1 R 20.28).
La patience de Dieu est étendue, mais elle n’est pas illimitée. Quand Dieu y met un terme, rien ne peut empêcher son jugement de se réaliser. La mort d’Achab en est la parfaite illustration. Malgré son déguisement, malgré une armure de grande qualité, une flèche tirée au hasard atteint le roi au défaut de la cuirasse et le blesse mortellement (1 R 22.34). Plus tard, lorsque Hazaël et Jéhu, les deux rois justiciers, sont enfin oints (2 R 8.7-15 ; 9.1-10), le jugement de la maison d’Achab suit rapidement, et la maison est exterminée (2 R 9.11–10.27).
Elie et l’Eternel
Elie est parfois critiqué dans son comportement. Le prophète aurait désobéi à Dieu à diverses reprises :
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il proclame une sécheresse sans avoir été mandaté par Dieu (1 R 17.1) ;
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il égorge ses adversaires au mont Carmel (1 R 18.40) ;
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il fuit devant Jézabel au lieu de lui résister en faisant confiance à Dieu pour son secours (1 R 19.3) ;
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il vit en solitaire, renvoie ceux qui l’entourent, puis oublie tous les autres fidèles (1 R 19.3, 10) ;
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il s’enferme dans ses idées et refuse de s’ouvrir à une nouvelle révélation (1 R 19.14) ;
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il refuse d’aller oindre deux des trois personnes que Dieu lui a désignées (1 R 19.19-21) ;
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il refuse d’annoncer le pardon divin à Achab (1 R 21.27-29) ;
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il envoie intempestivement le feu sur deux groupes de soldats (2 R 1.10, 12).
Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle reflète une lecture très négative du prophète.
Une critique trop sévère paraît, cependant, malvenue, car Elie reçoit un soutien exceptionnel de l’Eternel, tout au long de son ministère. Alors que beaucoup de fidèles sont égorgés ou lapidés, et que quelques-uns peuvent échapper à la mort grâce à l’aide d’hommes courageux comme Abdias, Elie reçoit son soutien directement de l’Eternel, au travers de miracles, les uns plus extraordinaires que les autres, certains se répétant quotidiennement sur une longue période : d’abord les corbeaux fournisseurs, puis l’huile et la farine inépuisables, les gâteaux « potion magique » et le feu céleste destructeur. Elie est non seulement gardé en vie, alors que sa vie est la plus menacée du royaume, mais il est un des deux hommes à n’avoir pas dû mourir.
Toutes ses prières ont été exaucées et toutes ses paroles se sont accomplies, qu’il s’agisse de l’arrêt, puis du retour de la pluie, de la résurrection d’un enfant, de la venue de la foudre pour brûler une offrande ou tuer deux groupes de soldats, de la multiplication de la nourriture ou du jugement sur le roi et sa famille.
Elie est instruit en privé par l’Eternel. Il est souvent le seul à voir les interventions spectaculaires de Dieu. Il est guidé pas à pas pour son salut et dans l’orientation de son ministère. Il reçoit une révélation au lieu même où Moïse a reçu toutes les prescriptions de la loi mosaïque.
Notons aussi le ministère post mortem (si l’on peut parler ainsi d’un homme qui n’est jamais mort), ministère annoncé par Malachie, puis réalisé, en partie ou dans sa totalité, dans la personne de Jean-Baptiste. Relevons également la présence d’Elie au mont de la Transfiguration.
Est-il sage de critiquer Elie en dépit de ces nombreux signes de la bénédiction divine ? Poser la question, c’est y répondre. Elie est manifestement un homme de Dieu d’une envergure exceptionnelle, un modèle pour notre foi, à commencer par sa droiture et sa persévérance, comme nous le rappelle l’épître de Jacques (Ja 5.16-18).
Les jalons pour une saine évaluation du personnage étant posés, il reste à répondre à quelques questions pertinentes. Pourquoi le narrateur s’efforce-t-il d’attribuer les jugements à Elie et la grâce à l’Eternel (voir pp. 15-21 et 30-33) ? Il ne veut certainement pas souligner une différence fondamentale entre Elie et l’Eternel (une telle position est insoutenable, puisque Elie est incapable de faire le moindre miracle sans l’aval de l’Eternel). Le narrateur relève simplement une différence d’accent. Elie est prioritairement le prophète du jugement, alors que Dieu, à cette époque de l’histoire de la révélation, se manifeste davantage par la grâce. Elie témoigne de la loi et de la justice, alors que l’Eternel dévoile un autre aspect de sa personne : la grâce. On aurait tort d’opposer la justice et la miséricorde, car les deux sont des attributs divins. Certes, ces attributs sont apparemment contradictoires, voire difficilement conciliables, mais finalement réconciliables en Jésus-Christ seulement. Il n’en reste pas moins que Dieu est, de toute éternité, juste tout en étant miséricordieux.
Elie est un témoin fidèle de la justice de Dieu, mais il a aussi besoin de découvrir la grâce divine et toute l’étendue de cette grâce. La mort des prophètes de Baal est en accord avec la loi mosaïque donnée au mont Sinaï (Dt 13.2-6) ; le jugement étendu à toute la maison d’Achab est en harmonie avec la volonté divine (1 R 21.21-26 ; cf. 2 R 9–10). Néanmoins, Elie doit aussi apprendre la grâce divine.
Le Thischbite nous est présenté comme un homme qui sait et qui pourtant doit apprendre. Elie sait que la sécheresse va venir, il sait que Dieu fera descendre le feu sur l’autel au Carmel (sinon, il n’aurait jamais lancé ce défi). Sa confiance est telle qu’il ordonne même d’arroser abondamment l’offrande. Elie sait que le feu descendra aussi du ciel pour tuer les deux groupes de cinquante soldats venus l’arrêter (il n’a même pas besoin de prier pour être exaucé par Dieu).
Elie sait beaucoup de choses, mais il ne sait pas tout. Il reste très dépendant de Dieu. Celui-ci doit l’instruire pas à pas. Il guide Elie pour le conduire d’abord au torrent de Kerith, puis quand l’eau manque, il le guide à Sarepta. Plus tard à Beer-Schéba, l’ange persuade Elie de manger une seconde fois, car le chemin est long. A Horeb, l’Eternel lui ordonne de sortir de la grotte pour recevoir une révélation. Lors de son enlèvement, Elie ne sait pas si Elisée recevra la double part demandée, tout en sachant à quelle condition il la recevra (« Elie dit : Tu demandes une chose difficile. Mais si tu me vois pendant que je serai enlevé d'avec toi, cela t'arrivera ainsi ; sinon, cela n'arrivera pas » 2 R 2.10).
Les interrogations d’Elie tournent principalement autour de la question du jugement et de la grâce. Quand le fils de la veuve meurt, le prophète questionne, un court instant, la justice divine : « Eternel, mon Dieu, est-ce que tu affligerais, au point de faire mourir son fils, même cette veuve chez qui j'ai été reçu comme un hôte ? » (1 R 17.20). A Horeb, lors de son face à face avec Dieu, Elie s’étonne de l’indulgence divine devant le péché de Jézabel et le laxisme d’Achab.
Elie doit être instruit dans le domaine de la grâce. Ainsi, Dieu l’informe de la repentance d’Achab et du report de la sanction (1 R 21.29). A Horeb, il l’informe de la priorité de la grâce : Dieu n’est ni dans la tempête, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans le doux murmure.
Les qualités d’Elie
Elie est un modèle de foi, d’obéissance, de courage et de persévérance. Le Nouveau Testament relève deux qualités du prophète : la foi persévérante et la justice. « La prière agissante du juste a une grande efficacité. Elie était un homme de la même nature que nous : il pria avec instance pour qu'il ne pleuve point, et il ne tomba point de pluie sur la terre pendant trois ans et six mois. Puis il pria de nouveau, et le ciel donna de la pluie, et la terre produisit son fruit » (Ja 5.16-18). Elie est vu comme un homme si remarquable, que Jacques doit préciser que le prophète était un homme de la même nature que nous. Le frère du Seigneur ne souligne pas les péchés d’Elie, mais ses limitations humaines. Elie n’était pas un surhomme qui n’a jamais éprouvé la moindre tentation, mais un fidèle qui a su vaincre la tentation et le découragement. Jacques souligne d’ailleurs la droiture d’Elie et non son péché « La prière agissante du juste a une grande efficacité ».
De son côté, l’auteur des Rois ne cherche pas, en premier lieu, à souligner des leçons d’éthique dans son ouvrage (voir « les thèmes de 1-2 Rois » pp. 68-72). Néanmoins, les qualités d’Elie se dégagent clairement des récits, et de nombreux commentateurs et prédicateurs les ont relevées.
L’obéissance
Elie obéit à tous les ordres reçus de l’Eternel. Il se rend au torrent de Kerith (1 R 17.3-5), puis à Sarepta (1 R 17.9-10) ; il se présente devant Achab pour le retour de la pluie (1 R 18.1-2) ; il mange à deux reprises la nourriture préparée par l’ange (1 R 19.5-8), puis entreprend un long voyage (1 R 19.7-8) ; il sort de la caverne au mont Horeb (1 R 19.11, 13), puis va oindre Elisée comme prophète à sa place (1 R 19.16, 19) ; il rencontre Achab au champ de Naboth pour lui annoncer le jugement divin (1 R 21.17-24) ; il informe les messagers d’Ahazia (2 R 1.3-4), puis le roi en personne des conséquences de sa chute (2 R 1.15-16).
Les seuls ordres qui ne semblent pas avoir été exécutés concernent l’onction des deux rois choisis pour entreprendre le jugement sur Israël (1 R 19.15-16). Cependant, loin de s’opposer à la volonté divine, Elie l’accomplit pleinement en se limitant à l’onction d’Elisée, car cette onction véhiculait en elle la potentialité des deux autres (voir p. 123).
Le courage
Beaucoup d’actions entreprises et d’ordres reçus de l’Eternel par Elie étaient dangereux. Néanmoins, le prophète a fidèlement accompli son ministère, au péril de sa vie. Il a annoncé les jugements de l’Eternel aux rois d’Israël : deux fois à Achab et deux fois à Ahazia. A Achab, il a d’abord annoncé la sécheresse (1 R 17.1), puis la disparition de sa maison suite au meurtre de Naboth (1 R 21.17-24). A Ahazia, il a annoncé le mécontentement de l’Eternel, d’abord par l’intermédiaire de serviteurs du roi, puis directement au roi (2 R 1). Elie a aussi organisé la démonstration du mont Carmel, où il a dû affronter tout seul quatre cent cinquante prophètes de Baal (et il était même prêt à défier les quatre cents prophètes d’Achera par la même occasion).
Le message impopulaire pour lequel il était mandaté n’a jamais été dilué pour être moins offensant. Au contraire, certains pourraient même l’accuser d’avoir accentué le jugement (voir commentaire sur 1 R 21.21-24, pp. 152-154).
La foi
Les actions entreprises et les ordres reçus n’étaient pas seulement dangereux, mais demandaient une foi hors du commun. Elie part au torrent de Kerith, car il croit que des corbeaux le nourriront selon la promesse reçue (1 R 17.4-5). A Sarepta, il croit que l’huile et la farine ne s’épuiseront pas et il annonce le miracle à la veuve (1 R 17.14). Lors du décès du fils de la veuve, Elie insiste pour obtenir une résurrection (il se couche trois fois sur l’enfant), alors qu’un tel miracle ne s’était jamais réalisé dans l’histoire de l’humanité (1 R 17.21). Au Carmel, Elie est tellement convaincu d’un exaucement de sa prière au sujet du feu qu’il se moque de l’échec des prophètes de Baal et demande d’arroser son autel avec de l’eau (1 R 18.27, 34). Le même jour, il prie avec insistance pour le retour de la pluie (1 R 18.43). Sous le règne d’Ahazia, il attend tranquillement les soldats sur une montagne, confiant dans la descente du feu destructeur (2 R 1.10, 12).
La persévérance
Elie témoigne aussi de persévérance, car les résultats escomptés ont souvent mis du temps à se réaliser (voir « Le temps qui s’écoule » pp. 27-30). L’épître de Jacques relève la prière insistante d’Elie pour la pluie (Ja 5.17-18). De plus, Elie n’a jamais cédé au compromis, mais il est resté fidèle à ses principes.
Le discernement
Elie a dû apprendre à mieux connaître la grâce divine, mais cela n’implique pas qu’il manquait de discernement. Plusieurs fois, le narrateur ne fait pas précéder une action juste d’Elie d’une parole de l’Eternel, comme pour souligner la symbiose entre Elie et l’Eternel : l’annonce de la sécheresse, la venue du feu sur le mont Carmel, la venue du feu descendu pour détruire deux groupes de soldats. Pourquoi l’Eternel parlerait-il à Elie, puisque celui-ci sait déjà ce qu’il faut faire ?
Relevons aussi que son approche d’Achab après trois ans de sécheresse témoigne d’une grande sagesse (voir commentaire 1 R 18.2-15, pp. 95-96). Il en est de même de la démonstration proposée au Carmel (pp. 100-103).
L’ « échec » le plus patent : la fuite devant Jézabel
Elie ne récolte pas que des éloges de la part des commentateurs, mais généralement, il est critiqué à tort. L’action la plus souvent désavouée est sa fuite devant Jézabel, suite aux menaces de mort proférées par la reine (1 R 19.1-3). A cette occasion, Elie aurait désobéi à Dieu et manqué de courage, de foi, de persévérance et de discernement.
Une étude du texte, du contexte et du vocabulaire rend cette interprétation fort discutable. On peut très bien démontrer qu’Elie s’est comporté avec sagesse et discernement. Ce n’est pas le moment de développer ici une argumentation que le lecteur trouvera dans le commentaire (p. 113), mais de poser juste une question : un homme qui reste dans une maison en flammes alors qu’il a la possibilité d’en sortir, fait-il preuve de courage et de foi, ou de folie et de stupidité ?
Elie, le nouveau Moïse
L’évaluation d’un personnage se fait souvent par rapport à quelqu’un d’autre. Un président est comparé à ses prédécesseurs, en bien ou en mal. Pour l’évaluation des rois d’Israël et de Juda, l’auteur de 1‑2 Rois situe les monarques par rapport au fondateur du royaume (David pour Juda et Jéroboam I pour Israël) et parfois par rapport à leur père. Le personnage d’Elie se compare facilement à Moïse, car de nombreux points les rapprochent.
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Moïse et Elie ont défié publiquement les autorités politiques et spirituelles, et ont démontré la supériorité de l’Eternel sur les idoles. Moïse a affronté le pharaon et ses magiciens, alors qu’Elie a défié Achab et les prophètes de Baal. Par dix plaies, Moïse a montré la supériorité de l’Eternel sur les divinités égyptiennes, en particulier sur les dieux du Nil et du soleil, alors qu’Elie a ridiculisé le pouvoir de Baal et de ses prophètes, incapables d’envoyer la foudre ou la pluie (Baal était la divinité de l’orage).
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Les ennemis des deux hommes ont été tués de manière miraculeuse. Les armées de pharaon lancées à la poursuite d’Israël furent noyées dans la mer Rouge, et plus tard, Qoré et ses associés furent engloutis par la terre ou tués par le feu, pour avoir refusé de reconnaître à Moïse l’autorité d’opérer des réformes (Nb 16.28-35). Quant à Elie, il a envoyé le feu du ciel détruire deux groupes de cinquante soldats venus l’arrêter (2 R 1).
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A d’autres reprises, les deux hommes ont fui devant la menace du pouvoir politique. Moïse s’est réfugié à l’étranger, dans le pays de Madian, après avoir essayé d’établir la justice en tuant un Egyptien qui brutalisait un Hébreu (Ex 2.11-15). Elie a fui à l’extrémité sud du royaume de Juda, après avoir essayé de ramener le royaume d’Israël à l’Eternel, et avoir tué pour cela tous les prophètes de Baal (1 R 19.1-3). Moïse croyait que ses contemporains le reconnaîtraient comme libérateur (Ac 7.25) et Elie espérait ramener le peuple à l’Eternel avec la démonstration du Carmel. Au lieu de cela, Moïse et Elie furent contestés et accusés de meurtre (Ex 2.14 ; 1 R 19.1). Dieu a réintégré les deux hommes dans le ministère au mont Horeb, qui signifie désert (Ex 3.1 ; 1 R 19.15).
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Devant les difficultés et les oppositions, les deux hommes ont perdu goût à la vie et ont demandé à Dieu de mourir (Nb 11.10-15 ; 1 R 19.4).
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Souvent, les deux hommes ont été guidés par l’Eternel, pas à pas. La nuée et le feu dirigeaient Israël au moment de la sortie d’Egypte, et Elie a été instruit de quitter Israël, pour aller d’abord au torrent de Kerith, puis à Sarepta, dans le territoire de Sidon.
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Tous les deux ont traversé une masse d’eau en utilisant un objet pour signaler leur volonté. Moïse a étendu son bâton pour séparer la mer Rouge (Ex 14.16) et Elie a frappé le Jourdain avec son manteau pour passer à gué (2 R 2.8).
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Côté nourriture, les deux hommes ont vu quotidiennement Dieu les ravitailler de manière miraculeuse. Moïse et son peuple ont mangé de la manne pendant quarante ans, alors qu’Elie a d’abord reçu sa subsistance par des corbeaux, deux fois par jour, puis a mangé les repas préparés par une veuve, grâce à son huile et à sa farine rendus inépuisables.
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Les deux hommes ont aussi jeûné pendant quarante jours et quarante nuits, Moïse durant la révélation du mont Sinaï et Elie juste avant sa rencontre avec l’Eternel sur la même montagne, appelée aussi mont Horeb (Dt 9.9, 18 ; cf. Ex 24.18 ; 34.28 ; 1 R 19.8).
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La révélation sur la montagne de Dieu (Sinaï/Horeb) a profondément marqué le ministère des deux hommes. Tonnerre, éclairs, fumée, feu, tremblement de terre entouraient le Sinaï du temps de Moïse (Ex 19.16, 18 ; 20.18 ; Dt 4.11), vent, tremblement de terre et feu, du temps d’Elie (1 R 19.11-12). Moïse a dû entrer dans le creux du rocher quand la gloire du Seigneur est passée (Ex 33.22), mais l’Eternel a parlé à Elie dans la grotte, puis il lui a demandé d’en sortir pour une révélation particulière, ce qu’il n’a fait qu’après avoir reçu cette révélation (1 R 19.11, 13).
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Moïse et Elie ont eu un successeur qui a poursuivi leur œuvre, mais de manière différente : Moïse a quitté l’Egypte et Josué est entré en Terre promise ; Elie a souligné le jugement divin et Elisée, la grâce divine. Les deux successeurs ont commencé leur ministère en traversant le Jourdain de manière miraculeuse (Jos 3.7 ; 4.14 ; 2 R 2.14).
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Les corps de Moïse et d’Elie ont disparu mystérieusement à la fin de leur vie. Personne n’a jamais vu le tombeau de Moïse (Dt 34.6) et le corps d’Elie a été vainement recherché par les fils des prophètes (2 R 2.16-18). La disparition du corps de Moïse a donné lieu à diverses spéculations sur un enlèvement du grand législateur, alors qu’Elie a réellement été enlevé au ciel (2 R 2.11-13).
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Moïse et Elie réapparaissent ensemble au mont de la Transfiguration (Mt 17.3 ; Mc 9.4 ; Lc 9.30). Moïse représente la Loi et Elie les Prophètes.
Bien que les deux hommes aient beaucoup de points communs, Elie n’est pas Moïse. Les contrastes entre les deux hommes sont profonds.
1. Moïse a exercé un ministère public, pendant quarante ans au milieu de son peuple. Certes, il a aussi vécu quarante ans en exil, mais ce temps de solitude précède son appel au ministère. Par contre, le ministère d’Elie est caractérisé par la solitude du début à la fin. D’après nos récits, son plus long séjour au milieu des siens est limité à quelques heures (1 R 19.1-3).
2. De Moïse, on connaît les parents (Amrâm et Yokébed : Ex 6.20), la mère adoptive (la fille du pharaon), le frère (Aaron), la sœur (Miryam), la femme (Séphora), le beau-père (Jéthro), les enfants (Guerchôm et Eliézer : Ex 18.3-4), alors qu’Elie est détaché de toute famille (orphelin, célibataire, fugitif).
3. Moïse a posé les fondements de la foi juive, alors qu’Elie a essayé de les rétablir. Moïse est le législateur, Elie le champion des prophètes. Moïse est le chef, Elie le contestataire. Lors de la Transfiguration, Moïse représente la première partie du canon juif (le Pentateuque) et Elie, la seconde (les Prophètes).
4. Dans sa relation avec Dieu, Moïse semble avoir parfois plus de compassion que Dieu. Lorsque le peuple construit un veau d’or juste après la révélation du Sinaï, Dieu exprime son désir de détruire Israël, alors que Moïse l’implore de ne pas le faire (Dt 9.13-20). Elie, par contre, semble plus sévère que Dieu, et celui-ci doit l’instruire de sa grâce (voir « prophète du jugement » pp. 15-21).
5. Moïse est connu comme l’homme de la première grande libération. Il a conduit Israël hors de l’esclavage d’Egypte. Elie semble ne rien avoir accompli, puisqu’il n’a jamais ramené Israël à l’Eternel.
Elie rappelle Moïse, mais il s’en distingue aussi. Elie est un nouveau Moïse. Il défend l’ordre ancien (la loi mosaïque), mais il annonce aussi un ordre nouveau. Elie est le premier à opérer une résurrection ; il est le second à monter au ciel (le premier post-diluvien).
Alors que les miracles avaient une dimension collective avec Moïse (ils étaient faits pour éclairer et sauver le peuple), avec Elie, c’est le domaine privé qui est privilégié. Dieu se soucie en priorité de son prophète. Elie est gardé miraculeusement pendant que les fidèles souffrent de la famine et meurent sous la persécution menée par Jézabel. Dieu préserve Elie de la famine en le nourrissant miraculeusement, et il le protège de la persécution en l’aidant à fuir (1 R 17.3 ; 18.12) ou en lui permettant d’envoyer le feu céleste sur les soldats venus l’arrêter. Dieu instruit Elie en privé, au mont Horeb ou ailleurs.
Elie n’est pas le libérateur comme Moïse, mais le précurseur du libérateur. Il est celui qui prépare le terrain. Dans un premier temps, Elie va ouvrir la voie à Elisée, puis dans un deuxième temps, il va ouvrir la voie au Messie. Ainsi, Elie annonce Jean-Baptiste, qui, à son tour, précède et annonce le Messie.
Elie et Elisée
Elie doit aussi être comparé à Elisée, son successeur. Les similitudes et les contrastes entre les deux hommes sont nombreux. Relevons, pour commencer, les liens profonds entre les deux prophètes.
1. Le lien entre les deux hommes est présent dès le début. Dieu annonce à Elie qu’Elisée poursuivra son ministère (1 R 19.16-17). Elie oint Elisée et celui-ci le suit rapidement (1 R 19.19-21). La seule information sur la relation entre les deux hommes est positive : Elisée servait Elie (« Elisée, fils de Schaphath, qui versait l'eau sur les mains d'Elie » 2 R 3.11). Lors de l’enlèvement d’Elie, Elisée exprime un attachement profond à son maître : il veut le suivre jusqu’au bout et être son digne héritier (2 R 2.1-14). Elisée hérite du manteau d’Elie et peut opérer le même miracle (la séparation des eaux du Jourdain : 2 R 2.8, 14).
2. Le ministère des deux hommes est caractérisé par de nombreux miracles, dont certains sont très semblables. Le plus apparent est bien sûr le partage du Jourdain, mais il en existe d’autres. Les deux hommes ressuscitent le fils unique d’une femme, en se couchant sur le cadavre, de tout leur long, à plusieurs reprises, dans une chambre haute mise gracieusement à disposition par la mère (1 R 17.17-24 ; 2 R 4.8-37). Par leur parole, les deux hommes « multiplient » les ingrédients alimentaires d’une veuve dépourvue de toute ressource. L’huile et la farine de la veuve de Sarepta ne s’épuisent pas pendant toute la durée de la famine, alors que la veuve d’un fils des prophètes voit son huile couler jusqu’à remplir toutes les jarres disponibles (1 R 17.8-16 ; 2 R 4.1-7). La fin de la vie des deux prophètes est marquée par la vie : Elie monte au ciel et ne meurt jamais, alors que les os d’Elisée ressuscitent un mort (2 R 2.11 ; 13.20-21).
3. Jésus rapproche aussi les deux hommes lorsqu’il relève leur ministère auprès des païens, Elie auprès de la veuve de Sarepta et Elisée auprès de Naaman le Syrien (Luc 4.25-27).
Elisée est pourtant très différent d’Elie :
1. Pour commencer, Elisée est le prophète du peuple, alors qu’Elie est le prophète solitaire. Elisée est l’être social par excellence. Il est appelé au ministère par un autre prophète – un cas unique parmi les prophètes –, alors qu’Elie surgit de nulle part. Au moment de son appel, Elisée est intégré à une équipe de douze laboureurs et son attachement à sa famille est relevé. Il invite même le peuple à partager un repas communautaire, suite au sacrifice de ses bœufs (1 R 19.19-21). Plus tard, quand Elie va être enlevé au ciel, Elisée refuse de quitter son maître, alors que celui-ci lui demande à trois reprises de le laisser seul (2 R 2.2, 4 6). Le contraste entre le caractère social et antisocial des deux hommes est particulièrement manifeste dans ce récit. Autant Elie insiste pour être seul, autant Elisée refuse de le quitter.
Après l’enlèvement d’Elie, Elisée traverse le Jourdain et retourne vers les hommes pour vivre avec eux. Il séjourne à Jéricho (2 R 2.15-22), à Sunem (2 R 4.8-10), à Guilgal (2 R 4.38), à Dothan (2 R 6.19) et à Samarie à plusieurs reprises (2 R 2.25 ; 5.3, 9 ; 6.32). Alors qu’Elie échappait à toutes les recherches, Elisée est abordable. Quand on a besoin de lui, on sait toujours où le trouver. La veuve qui risque de perdre ses deux enfants peut, sans difficulté apparente, s’adresser à lui (2 R 4.1, 7). La Sunamite qui a fait construire une chambre en dur pour accueillir le prophète connaît le lieu de son séjour lorsqu’il n’est pas chez elle (2 R 4.22-25). Même la petite fille juive prisonnière des Syriens sait où loge le prophète itinérant (2 R 5.3).
Elisée peut être trouvé, non seulement par les gens du peuple, mais aussi par les rois d’Israël. Lors du siège de Samarie, le roi sait où chercher Elisée pour l’arrêter (2 R 6.31-32). Peu avant la mort d’Elisée, le roi peut lui rendre une visite de courtoisie (2 R 13.14). Encore plus étonnante est la facilité avec laquelle les rois d’Israël, de Juda et d’Edom, égarés en plein désert avec leurs armées lors de leur campagne contre Moab, trouvent Elisée (2 R 3.9-11). Finalement, même les étrangers ennemis d’Israël découvrent rapidement son lieu de résidence quand ils veulent l’arrêter (siège de Dothan : 2 R 6.13-14). Du début jusqu’à la fin de son ministère, Elisée vit au milieu du peuple et quiconque le cherche peut le trouver rapidement.
Notons encore que le serviteur d’Elie n’est évoqué qu’en passant (1 R 18.43 ; 19.3), alors que Guéhazi, le serviteur d’Elisée, est bien connu.
2. Elisée se distingue aussi d’Elie par son ministère. Alors qu’Elie prononçait essentiellement des paroles de jugement à l’égard des rois d’Israël, Elisée apporte au peuple délivrance sur délivrance. Elisée est présent avec le peuple, non seulement physiquement, mais aussi de cœur. Il assainit les eaux du Jourdain (2 R 2.19-22), sauve trois armées de la mort en leur donnant de l’eau (2 R 3), aide une veuve à payer ses débiteurs pour éviter l’esclavage à ses enfants (2 R 4.1-7), donne un fils à une femme privée d’enfant, puis ressuscite cet enfant (2 R 4.8-37), purifie un repas empoisonné en temps de famine (2 R 4.38-41), multiplie à satiété une nourriture peu abondante (2 R 4.42-44), délivre un étranger de sa lèpre (2 R 5), permet à un pauvre de retrouver son bien perdu (2 R 6.1-7), renseigne régulièrement le roi d’Israël des embûches syriennes (2 R 6.8-10), libère une ville israélienne - Dothan - du siège ennemi (2 R 6.14-19), épargne les soldats syriens piégés à Samarie, puis leur donne à manger (2 R 6.21-23), encourage les habitants affamés de Samarie en leur annonçant la fin rapide du siège ennemi (2 R 7.1), puis, juste avant de mourir, il informe le roi d’Israël qu’il remportera plusieurs victoires sur ses ennemis (2 R 13.14-19).
Même le souvenir d’Elisée suscite la délivrance, puisque le rappel de la résurrection du fils de la Sunamite permet à celle-ci de retrouver ses biens avec tous les revenus du champ (2 R 8.1-6). Mieux encore : un an après sa mort, les os d’Elisée donnent la vie à un homme qui vient de décéder (2 R 13.20-21).
Au sujet d’Elie, les seules personnes à être bénies au contact du prophète sont la veuve de Sarepta et son fils. Ils sont nourris durant le séjour d’Elie, et le fils ressuscite d’entre les morts. Dans les deux cas, la rédemption de ces personnes reste secondaire. Le miracle de la nourriture n’a pas pour but premier d’aider cette famille, mais d’aider le prophète qui s’est réfugié chez elle. D’ailleurs, Elie doit être nourri en premier (1 R 17.13). Quant à la résurrection, la question tourne moins autour de la rédemption que du jugement, si l’on s’en réfère à la question de la veuve (« Es-tu venu chez moi pour rappeler le souvenir de mon iniquité ? » 1 R 17.18) et à la question d’Elie (« Eternel, mon Dieu, est-ce que tu affligerais, au point de faire mourir son fils, même cette veuve chez qui j'ai été reçu comme un hôte ? » 1 R 17.20). Elie estime que le jugement sur l’enfant est inapproprié ou en tout cas prématuré, puisque cette veuve l’a accueilli. Ainsi la grâce, chez Elie, est soit centrée sur le prophète, soit elle correspond à un ajournement du jugement.
3. Elisée se différencie aussi d’Elie par la rapidité et par la perfection de ses interventions. Alors que chez Elie, toute action est marquée par le temps, Elisée semble le survoler. Chez Elie, on constate une évolution du ministère et du comportement du prophète. Le jugement, très modéré au début (une simple absence de pluie), s’intensifie par la suite, au point de foudroyer les gardes venus arrêter le prophète durant le règne d’Ahazia. Par contre, chez Elisée, la perfection semble au rendez-vous dès le départ. Aucune évolution du ministère ne peut être perçue. La source de Jéricho est assainie définitivement (2 R 2.21-22). La veuve terrorisée par le débiteur reçoit assez d’argent, non seulement pour payer sa dette, mais aussi pour vivre avec ce qui reste (2 R 4.7). La multiplication des pains dépasse les besoins (« ils mangèrent et en eurent de reste » 2 R 4.43). La lèpre de Naaman le quitte définitivement, pour s’attacher ensuite à Guéhazi et à sa descendance, pour toujours (2 R 5). Le départ de l’armée syrienne laisse Israël dans l’abondance (2 R 7.15-16).
4. Elisée se distingue aussi d’Elie par la durée de son ministère. Elie a eu un ministère écourté. Dès l’annonce de la sécheresse, il doit se retirer de la vie publique (1 R 17.1-2). Après trois ans de mise à l’écart, il peut effectuer un glorieux retour au mont Carmel, mais pour vingt-quatre heures seulement, car il doit ensuite quitter précipitamment le territoire pour sauver sa vie. Au mont Horeb, Dieu annonce que trois autres hommes achèveront son ministère. Aux chapitres 20 et 22, d’autres prophètes interviennent et sont les porte-parole de Dieu. Les apparitions d’Elie suite au meurtre de Naboth (1 R 21) et lors de la maladie d’Ahazia (2 R 1) sont brèves, et en 2 R 2, le prophète n’apparaît que pour disparaître définitivement. Tout l’accent du récit est d’ailleurs placé sur son successeur.
Le ministère d’Elisée, par contre, se caractérise par la durée. Pendant sa vie terrestre, aucun autre prophète ne détourne l’attention de sa personne. D’autre part, Elisée exerce un ministère pendant une longue période : du règne de Yoram (852-841) au règne de Joas (798-782), soit entre 43 et 70 ans. Son ministère continue d’ailleurs même après sa mort (2 R 13.20-21).
D’autres différences sont secondaires :
5. Elie vient de Transjordanie (de Tischbé en Galaad 1 R 17.1) et Elisée de Cisjordanie (d’Abel-Mehola 1 R 19.19). La ville d’Elie est inconnue, mais celle d’Elisée est connue (Jug 7.22; 1 R 4.12) ; elle est même citée dans le livre des Rois. Le nom du père d’Elie est omis, mais celui d’Elisée est donné (Chaphath 1 R 19.19).
6. Les noms des deux prophètes sont proches et sont souvent confondus, mais leur sens est différent : Elie signifie « mon Dieu est l’Eternel » et Elisée signifie « Dieu est sauveur ». Les deux noms sont caractéristiques des deux ministères. Elie témoigne d’un grand zèle pour l’Eternel et Elisée témoigne d’une grande compassion pour ses contemporains.
7. Le narrateur donne une information sur le physique de chaque prophète. Elie est identifié par son vêtement (« C'était un homme vêtu de poil et ayant une ceinture de cuir autour des reins » 2 R 1.8) et Elisée est raillé pour l’apparence de son corps (« Monte, chauve, monte, chauve » 2 R 2.23). L’un est « poilu » et l’autre « chauve ». Notons encore les qualités athlétiques d’Elie lorsqu’il court devant le char d’Achab (1 R 18.46), alors qu’Elisée préfère envoyer Guéhazi devant lui, pour poser rapidement son bâton sur l’enfant décédé (2 R 4.29, 31).
Elie introduit donc Elisée, mais ce dernier fera beaucoup plus, car il reçoit une double portion de l’Esprit (2 R 2.9). Elie annonce Jean-Baptiste, mais Elisée annonce Jésus-Christ. Elie est donc à la croisée des chemins. Il rappelle Moïse (et le dépasse peut-être même), mais il se fait ensuite dépasser par Elisée.
En résumé, Elie est représentatif des prophètes canoniques de l’Ancien Testament. La loi mosaïque est rappelée, tout en étant dépassée par l’annonce d’une nouvelle alliance fondée sur la grâce divine et non sur les œuvres humaines. Elie rappelle avec clarté la loi, mais son ministère amorce aussi une ouverture sur la grâce, ouverture qui s’élargira considérablement avec Elisée, véritable précurseur du Christ.
L’impact du ministère d’Elie
Elie semble avoir eu un impact limité, puisque ni Achab, ni Jézabel, ni Ahazia n’ont fondamentalement changé d’attitude durant son ministère. Elie se plaint d’ailleurs de son inefficacité devant l’Eternel à Horeb (1 R 19.4, 10, 14). Pourtant, avec un peu de recul, on peut se rendre compte de la portée de son ministère.
« L’impact d’Elie sur Achab augmente à chaque confrontation. La sécheresse ne semble avoir eu aucun impact sur le roi (cf. 1 R 18.17), mais la confrontation au mont Carmel le rend silencieux, et la confrontation à la vigne de Naboth conduit à une repentance. De plus, entre le Carmel et la vigne de Naboth, le narrateur présente le portrait d’Achab dans une lumière différente. Au chapitre 20, Achab adopte une position plus ou moins héroïque lorsqu’il conduit Israël à la bataille contre la Syrie. Trois fois, des prophètes de Yahweh l’aident en lui indiquant la stratégie de la victoire (20.13-15; 22, 28). Il est probable qu’Achab ait montré une certaine mesure de repentance durant cette période pour recevoir l’aide des prophètes, en particulier du moment qu’il aide les intérêts de la nation. Ces prophètes n’étaient pas du genre à minimiser le péché, puisqu’ils condamnent immédiatement le roi quand il pèche en épargnant Ben-Hadad (20.40-43). »(Corl p.48)
Contrairement à ce qu’Elie a pensé juste après le Carmel, la confrontation avec les prophètes de Baal a été un point tournant. En effet, depuis la démonstration de la souveraineté de Yahweh (« Quand tout le peuple vit cela, ils tombèrent sur leur visage et dirent : C'est l'Eternel qui est Dieu ! C'est l'Eternel qui est Dieu ! » 1 R 18.39) et la mise à mort des prophètes de Baal (1 R 18.40), les prophètes de l’Eternel ne se cachent plus dans les cavernes, mais ils exercent un ministère public et n’hésitent pas à suivre l’exemple de leur mentor Elie en reprenant Achab (1 R 20.40-43).
« Dans le dernier chapitre de 1 Rois, il est intéressant de constater que les prophètes à la cour d’Achab, bien que faux, disent hautement qu’ils témoignent au nom de Yahweh (22.11, 24), et pas au nom de Baal ou d’une autre divinité. Même si ce n’était pas en vérité, Yahweh était au moins nominalement de nouveau le Dieu d’Israël. » (Corl p.49)
Durant le règne d’Ahazia, Elie a aussi eu un impact, mais comme pour ses autres interventions, un certain laps de temps a été nécessaire pour changer les cœurs. La parole d’Elie commence par irriter le roi (2 R 1.9) et la destruction du premier groupe de soldats laisse le roi et les autres soldats insensibles (2 R 1.11). Ce n’est que le troisième chef de cinquante qui implore la grâce. A ce moment, l’Eternel invite Elie à suivre ce chef, car le roi Ahazia est dans de meilleures dispositions, lui aussi (« L'ange de l'Eternel dit à Elie : Descends avec lui, n'aie aucune crainte de lui » 2 R 1.15).
Elie a aussi marqué la génération suivante. L’enlèvement d’Elie suit de peu un changement de règne en Israël. Yoram succède à son frère Ahazia dont la mort avait été prophétisée par Elie (2 R 1.17). Le nouveau monarque se distance rapidement de la politique de son frère et de son père. Il purifie le pays du culte de Baal (« Il renversa les statues de Baal que son père avait faites » 2 R 3.2) et, sans retourner totalement à l’Eternel, il réforme néanmoins sensiblement le pays. Ainsi, durant son règne, Elisée se promène en toute liberté dans le pays. Il peut même proposer à la femme de Sunem d’intervenir en sa faveur auprès du roi (2 R 4.13). Cette attitude favorable de Yoram, à l’égard d’Elisée et des fils des prophètes, peut certainement être attribuée au ministère d’exhortation et de jugement exercé par Elie. Avec beaucoup de retard, ce dernier a fini par être écouté.
Le ministère d’Elie a donc rendu les rois moins arrogants et les fidèles plus courageux. Elie a eu un ministère préparatoire. Il a ouvert une brèche; il a aplani la voie à d’autres prophètes et à Elisée en particulier. Ce rôle préparatoire d’Elie est souligné ailleurs dans l’Ecriture, en particulier par rapport au Messie (Mal 4.5-6).
Le retour d’Elie
L’histoire d’Elie ne s’arrête pas avec son enlèvement. Comment pourrait-il en être ainsi, puisque sa vie continue ? Pour le lecteur des Rois, la « suite » d’Elie ne se voit que sous la forme du ministère d’Elisée, son « héritier », qui poursuit un ministère analogue et différent tout à la fois. Plus tard cependant, environ cent cinquante ans après la rédaction du livre des Rois, soit plus de quatre siècles après l’ascension d’Elie, Malachie, le dernier prophète vétéro-testamentaire, annonce dans les derniers versets de son livre qu’Elie reviendra sur terre :
« Voici, je vous enverrai Elie, le prophète, avant que le jour de l'Eternel arrive, ce jour grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères à leurs enfants, et le cœur des enfants à leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d'interdit » (Mal 4.5-6 ou 3.23-24).
Au premier siècle de l’ère chrétienne, la population juive attendait ce retour. Toutes sortes d’idées circulaient à son sujet. Lorsque Jésus s’écria à la croix : « Eli, Eli, lama sabachthani ? » (c'est-à-dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »), certaines personnes pensaient qu’il appelait Elie à l’aide (Mt 27.46-49 ; Mc 15.34-36). Quelques mois auparavant, certaines personnes se trompaient aussi en prenant Jésus pour Elie :
« Jésus, étant arrivé dans le territoire de Césarée de Philippe, demanda à ses disciples : Qui suis-je aux dires des hommes, moi le Fils de l'homme ? Ils répondirent : Les uns disent que tu es Jean-Baptiste ; les autres, Elie ; les autres, Jérémie, ou l'un des prophètes. Et vous, leur dit-il, qui dites-vous que je suis ? Simon Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Jésus, reprenant la parole, lui dit : Tu es heureux, Simon, fils de Jonas ; car ce ne sont pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais c'est mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16.13-17).
Plus que toute autre personne, Jean-Baptiste a été identifié avec Elie. Lui-même a pourtant nié être Elie à ceux qui l’interrogeaient à ce sujet : « Ils lui demandèrent : Quoi donc ? Es-tu Elie ? Et il dit : Je ne le suis point. Es-tu le prophète ? Et il répondit : Non » (Jn 1.21). Ce reniement de Jean-Baptiste pose problème, car Jésus a identifié deux fois Jean-Baptiste avec Elie. Aux foules, le Seigneur affirma au sujet de Jean-Baptiste que « c'est lui qui est l'Elie qui devait venir » (Mt 11.14). Plus tard, au mont de la Transfiguration, après la mort de Jean-Baptiste, Jésus dit à trois disciples :
« Il est vrai qu'Elie doit venir, et rétablir toutes choses. Mais je vous dis qu'Elie est déjà venu, qu'ils ne l'ont pas reconnu, et qu'ils l'ont traité comme ils ont voulu. De même le Fils de l'homme souffrira de leur part » (Mt 17.11-12 ; Mc 9.11-12).
L’ange Gabriel avait aussi affirmé à Zacharie, le père de Jean-Baptiste, au sujet de son fils :
« Il marchera devant Dieu avec l'esprit et la puissance d'Elie, pour ramener les cœurs des pères vers les enfants, et les rebelles à la sagesse des justes, afin de préparer au Seigneur un peuple bien disposé » (Luc 1.17).
Pourtant, malgré les affirmations de Jésus et de l’ange Gabriel, il est impossible d’identifier Jean-Baptiste avec Elie.
1. Pour commencer, Jean-Baptiste a nié cette identification (Jn 1.21).
2. Ensuite, au mont de la Transfiguration, Pierre, Jacques et Jean ont reconnu Elie et non pas Jean-Baptiste – qu’ils connaissaient pourtant bien (Jacques et Jean étaient cousins de Jean-Baptiste, et Jean avait été de surcroît un disciple de Jean-Baptiste : Jn 1.35-40).
3. Enfin, l’Ecriture nie toute idée de réincarnation. Jean-Baptiste ne pouvait donc pas être Elie, puisque d’une part Elie était un adulte au moment de son enlèvement, et que, d’autre part, Jean-Baptiste a dû naître et grandir avant d’exercer son ministère.
Suite à ces remarques, trois propositions se dégagent :
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Jean-Baptiste est un type d’Elie. Le Baptiste a préparé le terrain pour le Messie, tout comme Elie a préparé le terrain pour Elisée. Elie annonce Jean-Baptiste comme Elisée annonce Jésus-Christ. Elie n’est pas Jean-Baptiste et Elisée n’est pas Jésus-Christ, mais tous les deux annoncent leur ministère. Jésus dit que Jean-Baptiste est Elie, si on veut bien le comprendre ainsi. Les propos sont nuancés (« Si vous voulez l’admettre » Mt 11.14).
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L’apparition d’Elie au mont de la Transfiguration correspondrait au retour littéral d’Elie. Cependant, ce ministère d’Elie au mont de la Transfiguration est beaucoup trop limité pour correspondre au ministère de réconciliation annoncé par Malachie (« il ramènera le cœur des pères à leurs enfants, et le cœur des enfants à leurs pères »).
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Une troisième possibilité consiste à placer le retour d’Elie lors de la deuxième venue du Christ. « Il semble donc bien qu’il y ait deux accomplissements successifs de la prophétie de Malachie : l’un partiel, à la première venue du Christ, l’autre, total, à la seconde venue ». Plusieurs érudits identifient Elie avec l’un des deux témoins d’Apocalypse 11.3-12, car les deux hommes font penser à Moïse et Elie.